31/01/2020 13:13:22 – Le Paradis Perdu
Lucifer " O toi qui, couronné d'une gloire incomparable, regardes du haut de ton empire solitaire comme le Dieu de ce monde nouveau ! toi à la vue duquel toutes les étoiles cachent leur tête amoindrie, je crie vers toi, mais non avec une voix amie ; je ne prononce ton nom, soleil ! que pour te dire combien je hais tes rayons. Ils me rappellent l'état dont je suis tombé, et combien autrefois je m'élevais glorieusement au−dessus de ta sphère.

" L'orgueil et l'ambition m'ont précipité ; j'ai fait la guerre dans le Ciel au roi du Ciel, qui n'a point d'égal. Ah ! pourquoi ? il ne méritait pas de moi un pareil retour, lui qui m'avait créé ce que j'étais dans un rang éminent ; il ne me reprochait aucun de ses bienfaits, son service n'avait rien de rude. Que pouvais−je faire de moins que de lui offrir des louanges, hommage si facile ! que de lui rendre des actions de grâces ? combien elles lui étaient dues ! Cependant toute sa bonté n'a opéré en moi que le mal, n'a produit que la malice. Elevé si haut, j'ai dédaigné la sujétion ; j'ai pensé qu'un degré plus haut je deviendrais le Très−Haut ; que dans un moment j'acquitterais la dette immense d'une reconnaissance éternelle, dette si lourde ; toujours payer, toujours devoir. J'oubliais ce que je recevais toujours de lui ; je ne compris pas qu'un esprit reconnaissant, en devant ne doit pas, mais qu'il paye sans cesse, à la fois endetté et acquitté.

Etait−ce donc là un fardeau ? Oh ! que son puissant destin ne me créa−t−il un ange inférieur ! je serais encore heureux ; une espérance sans bornes n'eût pas fait naître l'ambition. Cependant, pourquoi non ? quelque autre pouvoir aussi grand aurait pu aspirer au trône et m'aurait, malgré mon peu de valeur, entraîné dans son parti. Mais d'autres pouvoirs aussi grands ne sont pas tombés ; ils sont restés inébranlables, armés au dedans et au dehors contre toute tentation. N'avais−tu pas la même volonté libre, et la même force pour résister ? Tu l'avais : qui donc et quoi donc pourrais−tu accuser, si ce n'est le libre amour du Ciel qui agit également envers tous ?

" Qu'il soit donc maudit, cet amour, puisque l'amour ou la haine, pour moi semblables, m'apportent l'éternel malheur ! Non ! sois maudit toi−même, puisque, par ta volonté contraire à celle de Dieu, tu as choisi librement ce dont tu te repens si justement aujourd'hui !

" Ah ! moi, misérable ! par quel chemin fuir la colère infinie et l'infini désespoir ? Par quelque chemin que je fuie, il aboutit à l'Enfer ; moi−même je suis l'Enfer ; dans l'abîme le plus profond est au dedans de moi un plus profond abîme qui, large ouvert, menace sans cesse de me dévorer ; auprès de ce gouffre l'Enfer où je souffre semble le Ciel.

[...]

" Oh ! quelle misère après quelle félicité ! Est−ce donc la fin de ce monde glorieux et nouveau ? Et moi, si récemment la gloire de cette gloire, suis−je devenu à présent maudit, de béni que j'étais ? Cachez−moi de la face de Dieu, dont la vue était alors le comble du bonheur ! Encore si c'était là que devait s'arrêter l'infortune : je l'ai méritée et je supporterais mes propres démérites ; mais ceci ne servirait à rien, Tout ce que je mange ou bois, tout ce que j'engendrerai est une malédiction propagée. O parole ouïe jadis avec délices : Croissez et multipliez ! aujourd'hui mortelle à entendre ! Car que puis−je faire croître et multiplier, si ce n'est des malédictions sur ma tête ? Qui, dans les âges à venir, sentant les maux par moi répandus sur lui, ne maudira pas ma tête ? − "Périsse notre impur ancêtre! Ainsi nous te remercions, Adam ! " – Et ces remerciements seront une exécration!


Le Paradis Perdu
–– John Milton (1608 - 1674)